L'Education Nationale c'est un peu comme les Backrooms (Ep. 04)

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Fermez les yeux et respirez profondément. Ce ne sont que les premières marches. Les premiers cercles. Je vous promets que ça ne fera pas trop mal. Pas plus qu'une légère céphalée. A peine un sentiment diffus d'angoisse. A peine. Rien de plus. Ça va bien se passer. Je vous le promets... Fermez les yeux et respirez profondément. Il faut des nerfs solides pour être enseignant. Ceci n'est qu'un texte de fiction. Aucune raison de ressentir quoique ce soit de sérieux... Fermez les yeux. Respirez encore un peu profondément. La semaine est finie. On ne pensera pas à lundi. Après tout, le frigo est plein, les factures sont payées. Tout va bien, non ? Respirez encore un peu... C'est bon ? Alors, marchons.

En cas d'urgence, à tout moment vous pouvez revenir ici.

Nonobstant la présence grouillante de centaines de simulacres d’individus au comportement grégaire, je ne peux jamais vraiment totalement m’abstraire de la tristesse intrinsèque à ces espaces liminaux où je suis condamné à vivre depuis plus de vingt ans. Depuis 20 ans, ma vie consiste à emprunter des couloirs pour me rendre d’un point A à un point B pour déblatérer pendant une durée précise, puis emprunter d’autres couloirs pour me rendre du point B au point C pour déblatérer à nouveau pendant la même durée dans une salle identique à la précédente, répéter les mêmes mots, les mêmes singeries devant les mêmes visages sans relief à l’œil éteint. Les mêmes rituels ésotériques, toujours, les mêmes prières, les mêmes gestes, sans espoir de quoi que ce soit. Dans chaque lieu, je trace des symboles de couleurs sur une grande surface plane et blanche, j’efface, et je renouvelle les mêmes lignes, les mêmes courbes en psalmodiant les mêmes incantations, tout cela en vain. Pas de miracle, pas de révélation, pas de manifestation surnaturelle. Je n’ai pas réussi à ouvrir le passage. Pas même grâce aux progrès de la "Taik-naulogie".

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Alors je quitte le point C, réemprunte les mêmes couloirs liminaux au plomb écaillé, soulevant une fine couche de particules sur mon passage, je me figure visitant les ruines de Tchernobyl dans une combinaison ASMAT, ça me calme une peu. J’atteins ground zero, le point mère, la loge noire de mon petit univers : j’entre et cherche une place où m’asseoir en essayant de ne croiser aucun regard. Tout autour il y a les autres, les âmes en peine, le regard éraillé, un rictus en travers du visage comme un fil barbelé, la peau marquée par les radiations, revêtus d’oripeaux humains comme pour mieux masquer l’étape ultime de leur déshumanisation. Il y a des fils qui pendent, des poils de chats, des chaussettes dépareillées, et des vieilles croutes de vachette ou simili. Ça ne sent pas bon, sans sentir mauvais non plus, un mélange étrange d’eau de Cologne frelatée, de pot-pourri moisi et de médicaments. Ce que ça sent, c’est la pauvreté raisonnable, la misère acceptable qui ne veut pas s’avouer, parfois, il y a même un relent d’eau croupie ou de sueur séchée… S’adresser même bien gentiment à quiconque ne sert à rien ici si ce n’est prendre le risque de déclencher un micro-cataclysme psychique.

Ce n'est pas vraiment à ça que ça ressemble, mais intérieurement, c'est comme ça que vous la voyez.

Ce n’est pas marrant, on ne vient pas là par plaisir mais pour la ration d’Eau Noire. Près d’un évier calaminé, je cherche un récipient, tasse, verre de cantine, quart en métal, ma main tremble, j’en retourne quelques-uns, j’en renverse d’autres, mais tous contiennent des sédiments plus ou moins récents, certains sentent le rouge à lèvre bon marché. J’ouvre un sachet et dépose directement sur ma langue des granules lyophilisées maronnasses. C’est amer, ma salive s’épaissit en un filet épais et presque noir qui s’écoule d’une de mes commissures. Je m’essuie d’un revers de manche. Je m’assoie dans un fauteuil éventré, instinctivement je baisse la tête entre mes genoux et je me concentre pour ne pas remarquer les sanglots étouffés qui proviennent d’un endroit incertain.

C’est un lieu de résignation d’où toute rage a reflué depuis bien des années, je me dis. L’impression des uns et des autres, c’est d’être comprimé, compressé, à l’étroit dans sa propre peau. Usé est l’adjectif qui convient à à peu près tout. La vie mesquine, elle vous esquinte à force. Miskine... J'ai beau fixé la moquette et mes chaussures usées, je les entends, les sanglots de Martine ou de Cécile ou de Jean-Philippe ou d'Ibrahim ou de François et Véronique, ou de Christopher, ou de Delphina. A moins que ce ne soit Bastien ou Lucie. Ou encore Julie.

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Après quelques minutes de prostration, je décide de quitter les lieux en silence. Cette fois, les couloirs sont vides. Il y a bien ce bruit blanc, sorte de ronronnement permanent qui s’échappe de chaque porte close, mais globalement la vie semble s’être retirée. Dans la grisaille d’une matinée de janvier, c’est la lumière maladive des néons qui aplanit mes perceptions, l’impression générale c’est que la mer s’est retirée laissant apparaitre crûment les aspérités des déchets et bois flottés, des trucs morts surtout. J’avance jusqu’au fond d’un couloir en espérant je ne sais quoi, n’importe quoi pourvu que ce ne soit pas un escalier ou un autre couloir. Je pousse une porte coupe-feu dont le rouge a viré à l’orangé sale depuis des années. Evidemment c’est un autre couloir, le même. Après avoir délassé couloirs et escaliers, en descendant plus loin que je ne m’étais jamais aventuré, j’ai fini par trouver un étage vide, sans fenêtre avec un renfoncement, entre trois pans de murs de briques, je me laisse glisser le long du mur, accroupi. Les sanglots étouffés... je les entends à nouveau, ils ne m’ont jamais quitté. A l’intérieur, on torture des cordes de violoncelle à la gégène, et toute une nuée d’étourneaux décharnés cherche à s’échapper de ma cage thoracique. Je ressens chaque battement d’aile, ils déclenchent comme des éclairs sonores sous ma peau tendue à craquer. Ça gueule à l'intérieur et ça déchire des trucs, mais il n'y a rien qui sort. Ça dure un moment comme ça, moi dans la poussière d'un sous-sol. Les oiseaux d'Hitchcock dans le thorax. Mais à l'abri des regards. Puis ça se calme un peu. Je pense à la vie au dehors, telle que je l’imagine, sans trop savoir si je la désire ou si elle m’effraie vraiment. Je me demande si la sortie existe vraiment. Je me demande qui je suis vraiment. Astérion ? Pas vraiment. Sisyphe heureux, mon cul ! Autant attendre de Josef K qu’il s’épanouisse dans son procès. Kafka encule Camus. Schumpeter mange son caca. Artaud séquestré, électrochoqué, le président à des rayons magnétiques qui lui sortent du cul. J'ai des logorrhées et des envies de pleurer. La nuit j'entends encore Blanquer ricaner, ça me file des rectorragies, j'ai peur de revoir sa vilaine trogne. C’est tout ce qu’il me reste, des cauchemars. Et il faudra encore être bien gentil, et sourire, montrer qu'on est quelqu'un de bien, qu'on fera tout pour les autres, les faire passer avant soi. Même si tout ce que j'ai bouffé cette semaine c'est des pâtes. C'est tout naturel. Mais bien-sûr, j'aime me faire ruer de coups. Tout ce qu'il me reste à défendre c'est que ma vie intérieure ne finisse pas gelée comme un point d'indice de fonctionnaire. Tout ce que j'espère, c'est de retrouver un point de fusion. Qu'il me reste une particule vivante pour démarrer une fission créatrice. Un truc qu'on appelle un espoir. C'est tout bête. C'est pas grand chose. C'est même très peu. Le minimum.

Le tintement aigu d’une notification me détourne de mon non-bonheur. Je tire mon instrument de divertissement visuel et auditif de ma poche et me laisse happer par la lumière morte de l’écran LED. Nous flottons tous dans les lumières mortes. Vous avez un email ! Du bout du doigt, j’en prends connaissance. Comme ma demande de reclassement le mois passé, ma lettre de démission a été refusée…

Il me reste du temps avant mon prochain cours. Je pense que je vais rester ici encore un peu. Me moucher. Peut-être pleurer encore. J'ai le temps.

(relire l'épisode 01)

(épisode 02)

(épisode 03)